Interview exclusive d’Alain Juillet - Ex- Haut Responsable à l’Intelligence Economique (HRIE)

SDBR News : Quel regard portez-vous sur la politique menée par la France depuis 10 ans en matière de souveraineté économique ?

Alain Juillet : La doxa libérale dans la haute fonction publique et les réglementations européennes successives ont considérablement freiné la prise de conscience de la nécessité d’une souveraineté économique pour préserver l’emploi de demain et notre compétitivité. La législation conçue pour faciliter la libre circulation des investissements et des biens en Europe a été utilisée par des groupes internationaux pour profiter de nos faiblesses et acquérir des sociétés performantes ou innovantes. Dans le même temps, les règles douanières et les lois extraterritoriales rendaient plus difficiles notre développement hors Europe.

L’évolution du périmètre de contrôle du décret sur les investissements étrangers en est un bon exemple. Perçue par la plupart de nos administrations comme une mesure protectionniste, il fut réservé en 2005 aux activités régaliennes. Voyant que les autres pays d’Europe y venaient progressivement, et que d’autres secteurs de l’économie étaient en danger, il s’est élargi sous le ministre Montebourg en 2014 puis, par ajouts successifs, au fur et à mesure de l’émergence de problèmes. Aujourd’hui son périmètre va jusqu’aux achats de Mines.

Certains scandales, comme Alstom, Technip ou plus récemment Omnic, ont fait réagir et sensibiliser nos concitoyens. Ceci a permis aux politiques de durcir nos lois malgré les pressions bruxelloises, encouragées par nos concurrents, et celles de certains lobbies idéologiques nationaux. Un service d’intelligence économique défensif a été créé à Bercy qui a obtenu un certain nombre de réussites à son actif. Mais, sur le plan de l’appui aux entreprises dans leurs conquêtes des marchés extérieurs, nous sommes très en retard par rapport à nos collègues d’autres pays européens et d’ailleurs.

Avec la montée des BRICS, les difficultés de l’OMC, la crise en Europe dont le partenaire allemand est la première victime, la concurrence est devenue mondiale et particulièrement agressive. On est dans un chacun pour soi où la naïveté n’a pas sa place. Chaque pays doit affirmer et défendre sa souveraineté économique. On ne doit pas hésiter à se protéger à l’image des États-Unis avec le Patriot Act, l’IRA** et bien d’autres lois. Le problème c’est que nous sommes en Europe. Celle-ci se défend mal, et toujours avec retard, car elle est tiraillée entre des visions économiques et politiques différentes allant de l’alignement à l’indépendance.

SDBR News : En matière de politique étrangère menée par la France depuis 10 ans, pensez-vous que nous soyons devenus les supplétifs des États-Unis ? Quels seront les lendemains ?

Alain Juillet : Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale et le plan Marshall, les États-Unis ont toujours eu pour objectif d’avoir une Europe alliée mais subordonnée. L’hyper puissance américaine ne supporte pas d’avoir d’autres pays ou groupes de pays à leur niveau. Le marché commun puis l’Union européenne ont été considérés avec méfiance tant qu’ils n’ont pas eu en son sein des pays, comme l’Angleterre puis aujourd’hui la Pologne, qui leurs étaient inféodés. Ceci permettait à nos alliés de contrer de l’intérieur ce qui pouvait les gêner. L’objectif a toujours été d’éviter l’Union au profit de la Fédération qui est plus contrôlable et moins forte. Un des objectifs, dans la crise européenne actuelle, est de casser l’Allemagne qui devenait trop puissante et trop indépendante au niveau énergétique et commercial. L’obligation de s’approvisionner en gaz de schiste à un prix fort aux États-Unis, la quasi-obligation d’acheter des armes et du matériel de défense américain dans le cadre de l’OTAN font partie de ces moyens visant à créer une dépendance.             

La France a mené sa politique propre en Afrique et a défendu quelques positions en Europe. En revanche, au Proche et Moyen Orient, nous nous sommes alignés sur les positions américaines depuis l’exception notable de Jacques Chirac qui, dans une position gaullienne, a refusé de faire la guerre en Irak. Malheureusement ses successeurs ont fait la démarche inverse, avec pour résultat la perte de notre image spécifique dans le reste du monde. Par ailleurs nous avons fermé les yeux sur des abus de droit, comme les lois extraterritoriales, sans chercher à nous y opposer par des mesures européennes similaires ou par des négociations. Il est vrai qu’affirmer notre indépendance est de plus en plus difficile dans une Europe qui impose ses règles et brille par sa diversité politique, sociale et économique. Vouloir entrainer l’Europe dans cette voie est incompréhensible pour les États de l’Alliance des 3 mers*** pour qui le seul garant de leur sécurité est l’Amérique.

D’un autre côté la montée des Brics, qui représentent aujourd’hui plus que le G7 sur le plan économique et démographique, doit nous faire réfléchir. Ils sont l’avenir dans un monde multilatéral en cours de formation. En étant trop liés avec nos amis Américains nous risquons d’être marginalisés chez les autres. Le politique va devoir trouver le moyen, sans se brouiller avec nos alliés, de retrouver l’indépendance que nous avons perdu pour tirer notre épingle du jeu. Les Allemands ont essayé avec Schroeder et Angela Merkel et viennent de prendre des coups très durs. Sommes-nous capables de faire mieux ?

SDBR News : Et en Afrique, comment en est-on arrivés là ? Quelles options pour l'avenir restent à la France en Afrique ?

Alain Juillet : Il faut arrêter de faire croire aux manigances de nos concurrents quand il s’agit de nos propres incompétences. Les raisons de notre désastre africain sont multiples. Nous avons été forts tant que nous connaissions et aimions l’Afrique et les Africains, tant que nous les respections dans leur spécificité, leur culture, leur diversité et tant que nous avons cru à leur capacité de développement. C’était le temps où nos diplomates en poste étaient tous des spécialistes de ce continent, où les élites militaires étaient formées à Saint Cyr, où nos industriels investissaient sur place. Loin de donner des leçons condescendantes à tout le monde, on vivait ensemble en croyant à l’avenir. Depuis, nous avons laissé les élites africaines se former dans toutes les grandes universités étrangères. Confondant migrants et étudiants, nous n’avons pas su les accueillir chez nous. Il est normal que, revenus au pays, ils travaillent avec ceux avec qui ils ont tissé des liens.

Le roi Hassan II disait « si vous ne voulez pas d’immigration, construisez des usines dans les pays d’origine pour créer de l’emploi ». On peut ajouter que la transformation des matières premières sur place crée de la valeur ajoutée bénéfique pour l’économie locale. Loin de contribuer à ce développement collectif, nos banques et nos fonds d’investissement se sont retirés considérant que le risque était trop grand et la rentabilité trop faible par rapport aux ratios européens. Elles ont été remplacées par les banques marocaines qui réussissent parfaitement avec l’appui des Américains et des fonds du Moyen Orient. Sur le plan militaire notre capacité d’intervention rapide dans les conflits locaux s’est transformée, pour les autochtones, en une force d’occupation protégeant des dirigeants corrompus se maintenant au pouvoir. Il est vrai que nos alliés ne nous font aucun cadeau comme on l’a vu au Niger où, loin d’appuyer la position française contre le coup d’état, notre allié a négocié le maintien de la base militaire américaine d’Agadez contre une reconnaissance de fait de la junte.

Pour revenir en Afrique la France doit complétement revoir son approche politique, économique et sociale en s’appuyant sur la seule force qui lui reste : la francophonie. Elle doit cesser d’écouter ceux qui restent en métropole au lieu de contribuer au développement de leur pays. Elle doit imaginer de véritables partenariats pour développer l’économie locale, en oubliant les pratiques rappelées par ce proverbe africain : « la main qui donne est toujours plus haute que la main qui reçoit ».

*BRICS : A l’origine en 2011, alliance du Brésil, de la Russie, de l’Inde, de la Chine  et de l’Afrique du Sud. OMC : Organisation Mondiale du Commerce

**IRA : Inflation Reduction Act

*** https://www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2018-2-page-103.htm