Alain Juillet - Ex- Haut Responsable à l’Intelligence Economique

Interview d’Alain Juillet, Ex- Haut Responsable à l’Intelligence Economique (HRIE),

par Alain Establier, Rédacteur en chef de SDBR News

SDBR News : Où en est l’Intelligence Economique (IE) aujourd’hui en France ?

Alain Juillet : Il y a eu au niveau de l’Etat une redéfinition du périmètre de l’Intelligence Economique avec la création, au ministère des Finances en 2016, du service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (Sisse). C’est un service à compétence nationale, à vocation interministérielle, rattaché à la Direction générale des Entreprises (DGE) à Bercy. Le Sisse est chargé d’animer, sous l’autorité du Commissaire à l’information stratégique et à la sécurité économique (également Directeur général des entreprises), la politique de sécurité économique française. Il coordonne la protection des technologies, des entreprises et des filières stratégiques pour l’économie française face aux menaces étrangères. Avec la création du Sisse, l’Etat a adopté une position défensive en matière d’Intelligence Economique qui est une première étape nécessaire.

SDBR News : Nous parlons de l’Etat, mais qu’en est-il au niveau des entreprises ?

Alain Juillet : Les grandes entreprises ont toutes plus ou moins bien intégré la dimension IE, mais demeure le problème des PME/PMI et des ETI chez qui on n’a pas encore forcément compris l’utilité de l’Intelligence Economique pour se développer au plan local, régional, national ou international.

SDBR News : Pourtant on entend beaucoup parler de souveraineté ou d’indépendance économique ces temps-ci. Finalement sur le terrain la réalité serait-elle différente ?

Alain Juillet : Difficile de répondre en fait… Avec la compétition mondiale, tout le monde a bien compris qu’il fallait utiliser les nouvelles technologies et que l’arrivée du tout numérique permettait d’élargir considérablement les bases de connaissance pour agir et se défendre. Il reste à acquérir un état d’esprit d’intelligence économique au niveau des cadres et des dirigeants : à savoir qu’il faut aller chercher les informations utiles pour pouvoir acquérir une capacité d’anticipation au lieu de se contenter de sur-réagir. C’est le cœur de l’indépendance économique. Tout le monde sait bien que le coût de l’anticipation est toujours moindre que le coût de la sur-réaction qui oblige à utiliser de gros moyens pour compenser la réaction tardive. En France le problème majeur de l’IE est que nous avons du mal à intégrer la dimension prospective car nous faisons trop confiance à nos capacités de réaction face à un événement.

SDBR News : Avez-vous des exemples en tête en disant cela ?

Alain Juillet : Je dirais partout… Regardez ce qui se passe lorsqu’une entreprise française subit une attaque sur son capital par une entreprise étrangère. Dans la plupart des cas c’est la surprise car personne ne l’a vu venir. Pourtant il existe toujours des signes avant-coureurs mais on ne les cherche pas. C’est après le début de l’attaque qu’il y a éventuellement une réaction ! C’est valable dans tous les secteurs y compris pour le secteur de la Défense. Dernier épisode en date, l’affaire Carrefour : les Canadiens s’intéressent à Carrefour et lorsque l’affaire apparaît au grand jour c’est le ministre des Finances qui vient mettre son véto. Il s’agit bien d’une sur-réaction qui, en l’occurrence, ne répond à aucune logique en dehors d’une affirmation d’autorité. Pourquoi s’opposer sur un domaine non sensible comme Carrefour alors qu’on a laissé partir Alstom, pour ne citer que cet exemple ? Au-delà de l’Etat, c’est l’état d’esprit général qu’il faut confronter à la réalité concurrentielle. Une entreprise qui veut se développer a besoin d’informations, de connaître ses concurrents, de voir ce qu’ils pourraient faire, non seulement pour ne pas faire la même chose mais aussi pour éviter de se faire attaquer.

SDBR News : Vous citez Sun Tzu en fait ?

Alain Juillet : Bien sûr, car il avait tout compris. Ses principes ne sont pas seulement valables en stratégie militaire, ils le sont aussi pour les entreprises. Que croyez-vous que font les Américains ou les Chinois, sinon utiliser méthodiquement ces principes  en les adaptant au monde moderne?

SDBR News : Le Président de la république vante régulièrement « la France start-up nation ». Qu’en pensez-vous ?

Alain Juillet : Moi je veux bien, mais alors pourquoi a-t-on appelé un cabinet américain pour organiser la vaccination en France ? Prenons un autre exemple, celui des cartes d’identité qui semble d’actualité. Il faut pouvoir utiliser les techniques les plus modernes pour les rendre vraiment infalsifiables, contrairement à ce qu’on a connu dans le passé. Cela signifie qu’il faut pouvoir faire appel aux meilleures technologies, a fortiori lorsqu’elles existent en France. Or que constate t’on ? Exactement le contraire, car on ne respecte pas les règles élémentaires issues de l’Intelligence Economique. Non seulement on ne sélectionne pas les technologies françaises les plus efficaces qui ont fait leurs preuves ailleurs mais, bien souvent, on prend des technologies anciennes chez des interlocuteurs avec qui l’administration a l’habitude de travailler…C’est le contraire des pratiques d’une véritable start-up nation comme Israël!

SDBR News : Pourtant une start-up peut toujours être embarquée par un grand ensemblier si l’administration le lui souffle…

Alain Juillet : Absolument ! Mais regardez ce que font les Allemands. L’Etat et leurs grandes entreprises travaillent étroitement avec les starts-up qu’elles encouragent en « chassant en meute ». Les gros tirent les petits à l’assaut du marché. En France ça ne fonctionne que très rarement comme cela. Les grands groupes monopolisent les marchés. Les starts-ups sont généralement obligées de passer par eux bien que les conséquences en soient désastreuses. Pourquoi ? Parce que la commercialisation est faite par le grand ensemblier qui, profitant de sa situation dominante, récupère toute la marge, et la start-up, qui a amené la technologie, n’aura plus les moyens de financer la recherche et le développement d’une nouvelle technologie. L’assemblage n’est pas une solution de long terme pour les petites entreprises. Il s’y ajoute la frilosité proverbiale des banques en dehors de la BPI. C’est le problème industriel français ! On voit cela tous les jours en matière de Cyber. Tandis que certains partent chercher des financements aux Etats-Unis et y restent, d’autres sont rachetés par des étrangers (entreprises ou fonds d’investissement) parce que ce sont des pépites qui ont été repérées, etc. On ne peut blâmer les dirigeants de ces start-up puisque, loin de les aider réellement en les associant comme le font les allemands, on les étrangle.

SDBR News : Voila quinze ans que nous parlons de cela ensemble et finalement rien ne semble vraiment changer, n’est-ce pas ?

Alain Juillet : Oui absolument ! Je ne peux qu’approuver l’idée de développer des « licornes », mais encore faut-il vouloir réellement les aider et vouloir les garder en France. Je suis très dubitatif : il y a beaucoup de belles paroles de tous les cotés, mais peu d’actions concrètes. Nos petites entreprises n’arrivent pas à se développer rapidement car elles ne reçoivent pas, comme dans d’autres pays, des commandes de l’Etat. En Israël, il y a les aides, les marchés d’Etat et des encouragements concrets. Aux Etats-Unis, il y a le « Buy American Act » qui oblige à consacrer un certain pourcentage des marchés aux petites entreprises (renforcé par Trump et confirmé par Biden). En France, il n’y a aucune obligation formelle de recourir à nos PME/PMI car l’Europe s’y oppose : si cela existait, la donne changerait vite et les banques se mettraient à leur prêter plus facilement de l’argent pour investir. L’Intelligence Economique, c’est aller au fond des choses et pas se contenter de discours incantatoires. Le problème c’est que pour atteindre un niveau comparable aux Israéliens ou aux Américains, en matière de start-up et de PMI, il faudrait faire des remises en cause considérables dans le monde de l’entreprise et dans le monde de l’Etat tant au niveau des pratiques que des certitudes. Au-delà des beaux discours, il faut une Vraie Volonté et s’appuyer sur des Ecrits, sinon ça ne marchera jamais…

SDBR News : Pensez-vous que l’industrie de la Santé ait été pillée par nos amis étrangers ?

Alain Juillet : Il y a beaucoup de choses à dire sur la Santé. Il y a vingt ans, l’Institut Pasteur était considéré comme le Top mondial en matière de recherche et de mise au point de vaccins, et Sanofi était le leader européen dans son domaine. Comment se fait-il que 20 ans après Pasteur soit incapable d’imaginer le moindre vaccin contre le coronavirus et que Sanofi soit absent du débat ? Est-ce la politique gestionnaire privilégiant le profit à court terme qui a tué la recherche en France ? On peut se le demander. Financer la recherche, dans tous les domaines, c’est financer le temps long avec un retour sur investissement aléatoire. Si le chef d’entreprise ou le responsable n’a l’œil rivé que sur la rentabilité annuelle et sur le résultat financier de la recherche, bien évidemment il va tuer la recherche, c’est simple à comprendre. On commence à comprendre que la théorie de Friedman, sur la création de valeur pour l’actionnaire a enrichi celui-ci en tuant les industries occidentales. Nous avons en France des chercheurs remarquables. Combien sont-ils à partir ailleurs quand ils constatent qu’on ne leur donne pas de moyens pour travailler à cause d’une logique purement gestionnaire ? Et ne parlons pas des hôpitaux où la débâcle actuelle vient de la substitution par la logique gestionnaire de celle du traitement des malades, en privilégiant trop exclusivement le retour sur investissement. On ne remplace pas impunément l’humain par des ratios.

SDBR Conseil : Vous avez décidé de parrainer le « MBA Change Management et Transformation Numérique » de l’ISTEC. Pourquoi ce parrainage ?

Alain Juillet : Ce qui m’a intéressé dans ce MBA de l’ISTEC, c’est qu’il se focalise sur le numérique en y ajoutant les mutations dans le management et à la dimension éthique dont on parle trop peu. La digitalisation globale et la possibilité pour tous d’accéder à l’information numérisée dans l’entreprise change profondément le mode de fonctionnement de celles-ci : le télétravail en est un des éléments. Dans un monde complexe où les interactions sont multiples, le décideur est obligé d'anticiper s'il veut éviter d'être dépassé par les évènements. Il doit être capable d'identifier les risques, d'en hiérarchiser l'impact, d'imaginer les réponses les mieux adaptées et de s'y préparer par la mise en place de formations et de systèmes d'alerte adaptés aux problématiques identifiées. Cette capacité de gestion des risques de tous ordres est devenue indispensable car on ne peut plus faire reposer la bonne gestion uniquement sur l'intuition ou la capacité de réaction du décideur. Les risques étant multiples et variés, l'acquisition de la capacité requise pour les prendre en compte ne s'invente pas. Elle fait dorénavant partie de la formation nécessaire pour être un bon manager opérationnel.

SDBR Conseil : Pourquoi l’éthique vous parait-elle nécessaire ?

Alain Juillet : L’éthique est rarement évoquée dans les autres formations. Or lorsque vous êtes devant votre écran, par suite de la distanciation entre l’opérateur et la réalité, la notion d’éthique disparaît facilement. On a le même problème avec la télé et les jeux vidéos. Pourtant la vie en société nécessite le respect d’un certain nombre de règles et de valeurs. Le télétravail et le travail nomade peuvent faire apparaître des failles que des gens malhonnêtes ou peu scrupuleux peuvent être amenés à exploiter. L’utilisation de logiciels qui vous remplacent dans la recherche de solutions vous éloigne faussement de votre responsabilité. C’est pour cela que l’éthique est importante et que l’on doit s’y intéresser dans un monde numérique qui change les organisations et les pratiques. C’est ce qui m’a séduit et motivé pour parrainer le démarrage de ce MBA de l’ISTEC.       

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Executive MBA Change Management et Transformation Numérique

L’Executive MBA « Change Management et Transformation Numérique » (CMTN) propose aux étudiants d’acquérir une culture globale du numérique en intégrant l’éthique nécessaire au développement des nouveaux business models et les risques inhérents.

Le MBA CMTN permet d’appréhender le monde des affaires dans sa globalité à travers sa nouvelle configuration digitalisée. Avec la transformation numérique qui s’accélère, il est maintenant nécessaire d’anticiper les nouveaux modèles d’affaires à venir et d’en comprendre la structuration, les mécanismes et le fonctionnement. Plus que former à un métier particulier, le MBA CMTN offre la possibilité de s’engager dans une prospective sur les futurs modèles d’entreprise et les potentialités et opportunités professionnelles et entrepreneuriales qui en émanent. Il procure aux auditeurs l’ensemble des outils et méthodes propices au succès dans un monde mouvant et volatil, avec l’aide des meilleurs professeurs et experts de chaque domaine étudié : nouvelles technologies, cybersécurité, économie du numérique, stratégie, éthique des affaires, risques managériaux, nouvelles criminalités.

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