La leçon inaugurale du GA Thierry Burkhard - CEMA - à la Sorbonne le 22/01/23

Dans le cadre du cycle de conférences de confrontation stratégique de la “Chaire internationale consacrée aux grands enjeux stratégiques contemporains”*, le général d’armée Thierry Burkhard, Chef d’état-major des Armées (CEMA), a donné une leçon inaugurale à la Sorbonne le 22/01/24.

Voici l’essentiel de ce qu’il a dit :

« On observe une accélération du monde, avec de très fortes ruptures engendrant de très fortes tensions.

Pour continuer à peser sur les évènements, il convient d’anticiper, c’est à dire imaginer ce qui peut arriver, mais pas comme un contemplatif…Il faut savoir agir et se positionner…

Or, imaginer ce qui va arriver, c’est savoir prendre des risques pour ne pas subir les évènements.

Comment les Armées perçoivent-elles les mutations du monde aujourd’hui ?

Pour comprendre l’environnement stratégique, ce qui est fondamental, l’Armée utilise 4 grands marqueurs :

1/ La dynamique de la force et le retour du rapport de force comme mode de règlement des conflits.

  • Le réarmement désinhibé : exemple, après 30 ans de tensions, il a fallu 24h pour éliminer le Haut Karabakh.

  • La recherche de la létalité : des armes plus précises et plus létales.

  • L’extension des domaines d’emploi de la force : fonds marins, cyber, espace informationnel, etc.

2/ La puissance de l’information.

Les développements technologiques et la numérisation des sociétés confèrent à l’information une valeur stratégique exceptionnelle. L’information est à la fois un enjeu de la bataille (renseignement) et le lieu de la bataille, sur la base de l’information recueillie et de l’usage du commandement.

L’information est une ressource du temps long, mais sa palette d’effets est extrêmement large : signalement stratégique, caisse de résonance, entrainement collaboratif, inhibition de l’adversaire, etc.

La guerre informationnelle va de plus en plus structurer les antagonismes.

3/ La manœuvre de « désoccidentalisation » en marche.

Nous faisons face à un ensemble assez hétérogène. On parle du « sud global », même si tous ces pays ne sont pas situés au sud : ce qui les rassemble c’est le rejet des pays du nord, finalement de l’Occident, dont la France fait partie. Face à nous, des compétiteurs offensifs - Russie, Chine, Iran, Corée du Nord, Turquie – qui avancent leurs pions dans tous les domaines : militaire, économique, diplomatique, industriel.

4/ Le changement climatique qui est présenté par nos compétiteurs comme la responsabilité de l’Occident.

Quelle utilisation faire de ces marqueurs ?

La réflexion stratégique prend en compte le temps long et s’appuie sur un nouveau triptyque : compétition, contestation, affrontement.

  • La compétition : c’est le monde dans lequel nous vivons, dans tous les domaines. Dans le domaine de la compétition, le champ informationnel est le champ de bataille par excellence, avec des stratégies hybrides.

  • La contestation : lorsqu’un acteur décide de transgresser les règles communément admises pour obtenir un avantage. C’est la guerre avant la guerre.

  • L’affrontement : c’est la guerre.

Le changement de paradigme opérationnel qui en découle

Quels sont les éléments à prendre en compte ?

  • Le retour de la guerre imposée. Dans les années 2000s, l’Afghanistan a marqué le retour de l’affrontement avec des adversaires cherchant à nous tuer.

  • Le changement d’échelle : au Mali, le maximum était la mobilisation de 800 hommes en confrontation. En Ukraine, ce sont des centaines de milliers d’hommes qui s’affrontent.

  • La formation permanente et interarmées est fondamentale. Le soutien est aussi fondamental. Dans un conflit de haute intensité, acquérir la supériorité et la conserver est illusoire. Il faut être capable de manœuvrer.

Au final, il convient d’adapter le modèle militaire et le modèle industriel à ces changements de paradigme.

Comment les Armées répondent-elles à cet environnement stratégique ?

L’héritage et l’ambition.

1/ L’héritage est notre singularité

la France est un État doté de l’arme nucléaire et la dissuasion est au cœur de notre stratégie de Défense.

L’exercice de la souveraineté, même si nos actions s’inscrivent en coalition avec  nos alliés.

L’outre-mer : il faut des moyens pour conserver l’intégrité de nos territoires et de nos ressortissants malgré le grand éloignement de certaines zones.

Être capable d’agréger une coalition, en tant que nation-cadre au sein de l’OTAN. Soulignons que l’armée française ne s’est pas construite dans l’OTAN, contrairement à l’Allemagne, à la Belgique et aux autres pays du centre de l’Europe.

2/ L’ambition pour les Armées est de gagner la guerre avant la guerre

…tout en étant apte à s’engager dans un affrontement de haute intensité : ce qui sous-entend des matériels mais aussi des munitions en quantité.

D’où l’importance de la LPM (Loi de Programmation militaire) qui permet de consolider nos capacités et d’en bâtir de nouvelles.

Le facteur humain

Tout ce qui précède ne fonctionnera pas s’il n’y a pas des hommes et des femmes qui s’engagent pour servir leur pays et pour le défendre.

S’engager dans les Armées aujourd’hui n’est probablement pas la voie de la facilité pour tout un tas de raisons et, pour autant, il y a encore de jeunes Français qui le font. Ils sont prêts à sacrifier leur vie pour assurer la mission de défense et de protection de la France et des Français et c’est pour moi (général Burkhard) une grande fierté d’être à leur tête.

Soulignons l’importance de la réserve opérationnelle, même si l’écart qui s’est creusé avec les militaires d’active depuis quelques années doit être rattrapé : entre autres en matière administrative et en matière d’emploi de la réserve.

La réserve : lorsqu’en 2030 il y aura un réserviste pour deux militaires d’active, la réserve devra être mieux intégrée à l’armée d’active. Il faut aussi que le réserviste soit mieux perçu dans la société française, les entreprises devant voir comme une chance d’avoir un réserviste en leur sein (pour son sens de l’engagement, du leadership et de la gestion de crise) et non pas comme une charge..  

Au final, le CEMA a réaffirmé que nous étions dans une solidarité active avec l’Ukraine dans la guerre qui l’oppose à la Russie et qu’une victoire de la Russie n’était pas envisageable… »

Rappelons que le CEMA est nommé et révocable par le Président de la République…

La Chaire et ses enjeux

L’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, dans le cadre du projet pluridisciplinaire d’enseignement et de recherche constitué autour de l’Institut des Études sur la guerre et la paix, a installé une Chaire internationale consacrée aux grands enjeux stratégiques contemporains.

Les activités de cette chaire, dirigée par Louis Gautier, professeur associé à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, s’insèrent dans les programmes de formations proposés aux étudiants de Licence, de Master et de Doctorat de Paris 1 mais s’adressent aussi à des auditeurs extérieurs en provenance d’autres établissements d’enseignement supérieurs associés ou d’organismes partenaires de l’Université.

Le domaine d’études de la chaire est plus spécialement orienté vers les problématiques relatives aux notions de puissance, d’équilibre international, de sécurité collective et de supériorité stratégique et technologique au XXIe siècle, de l’analyse des politiques de défense à la programmation de la recherche et des équipements majeurs.

  https://chairestrategique.pantheonsorbonne.fr/chaire-grands-enjeux-strategiques-contemporains