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Interview d’Olivier Hanne, Enseignant dans le Supérieur et Chercheur en Islamologie

SDBR News : En 2017 vous déclariez à SDBR à propos de la politique de la France au Moyen-Orient : « L’opiniâtreté anti-Bachar a coûté à la France sa place dans la région, puisqu’elle a été dépassée par le dynamisme russe et le pragmatisme américain… ». Votre regard sur le sujet a-t-il changé ?

Olivier Hanne : La France est devenue un élément négligeable au Moyen-Orient. Elle ne compte plus en Syrie à cause de sa géopolitique humaniste – louable, certes – mais irréaliste. Son rôle militaire de second plan dans la guerre contre Daech, notamment à Raqqa, Deir al-Zor et Mossoul, ne lui a strictement rien rapporté en termes de retombées politiques ou économiques. Sa coopération militaire avec les USA et l’Arabie Saoudite dans la guerre au Yémen, et celle avec l’Égypte dans le conflit libyen pourraient lui valoir une accusation de complicité de crimes de guerre, comme le souhaitent certaines ONG. Les bons rapports militaires et financiers avec le Qatar ont été plombés par la crise dans le Golfe et l’isolement du Qatar face aux Émirats et à l’Arabie Saoudite, sans compter que les positions médiatiques anti-Qatar en France, en raison des liens de l’émirat avec les Frères musulmans, ont été très mal perçues à Doha.

SDBR News : N’oubliez-vous pas le Liban ?

Olivier Hanne : Au Liban, en revanche, après des années d’absence, la France s’est retrouvée brutalement sur le devant de la scène grâce à un de ces «coups» dont elle est coutumière. En décembre 2017, le Premier Ministre Saad Hariri se retrouve mystérieusement placé en résidence surveillée lors d’un voyage diplomatique à Riyad. Mohammed Ben Salman, le fils du roi saoudien, aurait voulu faire pression sur ce leader sunnite pour l’obliger à déclencher un conflit contre le Hezbollah pro-iranien. Mais un tel affrontement aurait plongé le Liban dans la guerre confessionnelle. Le président français Emmanuel Macron intervient alors directement pour contraindre les Saoudiens à libérer Hariri, autorisé à s’envoler vers la France, puis à retourner à Beyrouth. La France a opportunément sauvé les équilibres au Liban... Toujours au Liban, Paris est intervenu rapidement après l’explosion de Beyrouth, le 4 août 2020, en promettant son aide humanitaire et en exigeant des responsables politiques libanais une solution pérenne de sortie de crise. Mais le « coup » français a immédiatement échoué et les divisions de la classe politique libanaise n’ont nullement été dépassées, poussant le président français, amer, à parler de « trahison »[1].

SDBR News : En dehors de la Syrie, sur l’arc qui mène à la Libye, quels sont les atouts et les handicaps de la France ?

Olivier Hanne : L’excellente réputation de la France dans la région a progressivement été érodée depuis la présidence Sarkozy, époque à laquelle on a commencé à négliger les fondamentaux de la présence française depuis De Gaulle : le tropisme pro-arabe, l’attention au Liban, une action relativement non alignée entre les USA et la Russie, une diplomatie non commerciale. Depuis 15 ans, la géopolitique française s’est déplacée vers les pays du Golfe, au profit d’accords économiques et militaires et d’un alignement à l’égard de l’axe Washington / Tel-Aviv / Riyad. La France, pourtant longtemps étrangère au manichéisme américain, a fini par adhérer au « camp du bien », sûre d’elle-même et désormais peu capable d’une vision nuancée, notamment envers l’Iran, la Turquie ou la Syrie. Le positionnement français à l’égard de la Turquie est révélateur.

La France au Moyen-Orient

SDBR News : Pourquoi ?

Olivier Hanne : Durant l’été 2020 une multitude de tensions entre les deux pays auraient pu dégénérer en Méditerranée orientale. La majorité des médias français ont pris fait et cause contre Ankara, sans prendre en considération les points de vue turcs qui auraient pu nuancer les perceptions. Depuis 1995, Paris a été à l’origine du refus de la candidature d’entrée de la Turquie dans l’Union européenne, malgré le tropisme atlantiste et européiste d’Ankara. Cette fin de non-recevoir a généré un enfermement stratégique anxiogène dont la Turquie n’est sortie qu’après 2004 grâce à la stratégie néo-ottomaniste d’Ahmet Davutoglu[2], puis de l’ambition d’un leadership sunnite assumé par le président Recep T. Erdogan. Avant de nourrir une ambition de « sultan[3] », ce dernier est d’abord un acteur de la renaissance diplomatique et militaire turque, laquelle explique ses succès électoraux, encore qu’il faille les nuancer puisqu’aux municipales de mars 2019 sa coalition politique Cumhur n’a obtenue « que » 51,62 % des voix.

SDBR News : Mais Erdogan peut compter sur le soutien de l’Allemagne, non ?

Olivier Hanne : La réaction de l’Allemagne sur la crise en Méditerranée orientale à l’été 2020 a été caractéristique : à aucun moment Berlin n’a suivi les injonctions françaises d’une condamnation d’Erdogan pour son activisme maritime, Angela Merkel étant trop attentive à sa minorité turque, aux risques migratoires d’une confrontation avec Ankara et au projet de pipeline reliant la Turquie à l’Allemagne via les Balkans[4].

SDBR News : Voulez-vous dire que la diplomatie française est en pleine déconfiture ?

Olivier Hanne : Que ce soit au Liban ou envers la Turquie, les incertitudes de sa géopolitique au Moyen-Orient ou ses positions purement discursives n’ont pas permis à la diplomatie française - je ne désigne pas un gouvernement en particulier - de récolter les fruits de ses engagements, ou de l’image qu’elle s’en faisait. Dans cette région, tous les complexes français jouent régulièrement et ne permettent pas d’envisager une politique pragmatique, durable et efficace : l’excès de confiance en soi, le refus d’analyses complexes au profit du manichéisme, et le mutisme et la martingale lorsque la réalité reprend le dessus sur les rêves éveillés. L’arrivée de l’administration Biden pourrait peut-être jouer le jeu de la France : si Biden confirme ses réticences annoncées pendant sa campagne envers la Turquie et l’Arabie Saoudite, il y aurait dans le premier cas une confirmation de la position française, pour le moment isolée, et dans le second cas une fenêtre d’influence auprès de Riyad qui aurait nécessairement besoin d’alliés de compensation face à l’éloignement des USA : Moscou, Pékin, Berlin et, pourquoi pas, Paris ?

SDBR News : Il y a aujourd’hui un débat sur la présence de la France au Sahel. Pensez-vous que la France doive se retirer ?

Olivier Hanne : Le bilan de Barkhane et des opérations spéciales dites « Sabre » est exceptionnel. La lecture des compte-rendu officiels montre qu’une centaine de djihadistes sont tués par mois, et que les opérations se ré-articulent en permanence selon le terrain : après une phase de stabilisation-sédentarisation des forces avec des contrôles de zone élargis dans les années 2015-2018, on est passé depuis 2019 à des systèmes extrêmement fluides et mobiles où certaines unités opèrent pendant un à deux mois sans retourner dans leurs bases, mais se déplacent en permanence, créant une insécurité continue pour les groupes armés, les pourchassant sans relâche dès qu’ils les repèrent. Personne ne peut mettre en cause l’efficacité de l’armée française. La coopération avec les armées maliennes s’est considérablement améliorée, avec des unités mixtes franco-maliennes dans le cadre de la Task Force Takuba, lancée l’année dernière. Il est question toutefois de dommages collatéraux lors d’une frappe aérienne dans la localité de Bounti (Mali) le 3 janvier dernier, et une enquête est en cours[5]. Tous les acteurs officiels ont désormais pris en compte la dimension très complexe de la situation, mais la plupart agissent encore en ordre dispersé. Côté français, Paris a échoué à impliquer davantage ses partenaires européens qui ne veulent pas se retrouver dans une situation à l’afghane ni jouer le jeu géopolitique de la France. Il faudrait investir massivement dans le développement rural, mais les conditions ne le permettent nullement. On parle de goudronner la route entre Gao et Kidal, mais on en parle depuis trente ans… Les opérations militaires se poursuivent donc, sans issue sur le long terme. Pour tenter de s’adapter, la France insiste sur la nécessité de faire respecter l’accord de paix de 2015. Du côté touareg, les pourparlers avec le gouvernement de Bamako ont légèrement avancé, permettant à l’armée malienne de réinvestir en février 2020 la ville de Kidal qu’elle avait dû fuir depuis 2013. Mais ce retour de l’État dans la zone septentrionale n’a été que provisoire car il dépend du bon vouloir des autonomistes touaregs.

SDBR News : Les autorités maliennes sont-elles à la hauteur de l’enjeu ?

Olivier Hanne : Face à la déliquescence générale, l’État malien est de plus en plus tenté par des négociations dangereuses : dès 2017, il a autorisé les milices communautaires (bambaras, songhaïs, dozos) à sécuriser les régions abandonnées par la gendarmerie et l’armée, quitte à laisser s’installer un climat vengeur et ethniciste. Depuis janvier 2020, Bamako a lancé directement des négociations avec Iyad Ag Ghali, l’enfant du pays que l’on peut peut-être ramener à la raison. Mais le chef djihadiste, qui est en position de force, exige comme préalable le départ des Français et des armées étrangères. Il y aurait quelque chose de honteux pour la France à accepter de négocier avec certains de ces groupes contre lesquels elle combat depuis huit ans. Pour le moment, on hésite donc, mais il est fort probable que Paris finisse par ouvrir des chemins de discussion avec Iyad Ag Ghali, exactement comme les Américains l’ont fait avec les Talibans en Afghanistan en 2018…

SDBR News : Vous venez de publier un nouveau livre sur l’Islam. Pourquoi ce livre ?

Olivier Hanne : Ce livre s’intitule « L’Europe face à l’islam, histoire croisée de deux civilisations » (Editions Tallandier, mars 2021). Il part de l’idée qu’une incompréhension culturelle autant que religieuse imprègne les rapports entre l’Europe et le monde musulman. Elle nourrit les inquiétudes des uns et les rancœurs des autres. L’Islam comme civilisation apparaît comme une force étrangère, incompatible avec la culture et la société européennes dont elle serait antagoniste. Or, les choses paraissent plus complexes dès lors qu’on définit la civilisation et les valeurs musulmanes, qu’on les compare à l’héritage européen. Quels réflexes mentaux ont enraciné l’histoire de l’Islam chez ses fidèles ? Sont-ils en contradiction profonde avec l’esprit de « l’homme européen » ? Comment définir celui-ci ? Je propose d’aborder ces parallèles entre l’Europe et l’Islam selon trois points de vue anthropologiques : les repères, les références et les appartenances. Les repères sont les marqueurs culturels qui donnent aux sociétés leur ancrage dans le temps, l’espace et la société : quelle est mon histoire ? Quelle est ma géographie ? Quel est mon groupe ? Les références sont les autorités invisibles (textes sacrés, lois morales, divinités) qui préexistent et donnent aux individus leurs injonctions quotidiennes : à qui obéir ? Qui dois-je prier ? Quelles sont mes valeurs ? Enfin, les appartenances fixent la personne dans un ensemble politico-religieux auquel elle doit s’identifier et participer : quelle est mon église ? Quel est mon pays ? Qu’attendent-ils de moi ? À travers l’histoire comparée de l’Europe et du monde musulman, en puisant dans les sources religieuses, littéraires et politiques qui ont construit les deux univers, j’essaie de peindre le tableau de la naissance et de la croissance de deux sentiments d’appartenance, de montrer leurs différences et de souligner ce qui leur est comparable.

SDBR News : Vous nous disiez en 2017 à propos de l’islamisation de la France : « On peut imaginer dans le pire des cas une France en peau de léopard, où des zones échapperaient à la loi courante pour obéir à un autre système de références culturelles et légales ». Ne pensez-vous pas que la peau de léopard est déjà là ?

Olivier Hanne : Le gouvernement a lancé une offensive contre le « séparatisme » et l’islamisme. Il faut donc reconnaître que les questions qui se posaient ont été prises en compte. Un système répressif est en cours de formalisation. Espérons qu’il reste conforme au droit français et surtout qu’il se garde de dommages collatéraux qui soient contre-productifs. Il convient sans doute de soutenir les mouvements progressistes, lesquels sont pour le moment isolés et peu aidés. De fait, de nouvelles formes d’islam ont fleuri en quelques années. Elles relèvent presque toutes d’une ancienne mouvance historique : le mutazilisme. Au IXe siècle, les mutazilites avaient développé une approche rationaliste de l’islam, fondée sur la philosophie et le libre-arbitre, détachée de l’application rigide des règles du culte. Or, cet « islam des Lumières » est en train de renaître. On voit se créer ici et là des mosquées dites « inclusives », accueillant les non-musulmans pendant la prière, ou les fidèles homosexuels qui ne trouvent pas leur place ailleurs. Des « imames » veulent incarner la prédication féminine et s’assument comme des croyantes « dévoilées ». Des universités catholiques prennent en charge la formation des imams, quitte à les initier à l’analyse critique des textes sacrés, analyse que les catholiques ont intégrée au XXe siècle. Ce modernisme va beaucoup plus loin qu’un simple saupoudrage réformateur et c’est bien une révolution interne qui est en cours, une sorte de Vatican II silencieux au sein du sunnisme français. Ici, l’islam n’est pas en négociation avec la laïcité – comme c’est le cas chez les Frères musulmans – mais il intègre parfaitement celle-ci dans son intelligence du monde. Ici, l’islam est profondément spiritualiste et anti-légaliste.

SDBR News : Et pensez-vous que la majorité des musulmans va adhérer à cette évolution ?

Olivier Hanne : Parallèlement, de nouvelles lectures du Coran se font jour, revisitant la place de la femme ou une fausse tolérance envers les non-musulmans. C’est toute l’exégèse traditionnelle du livre qui pourrait être bouleversée. Ainsi, la sourate 44, 54 promet aux croyants un paradis de délices et de vierges : « Nous leur donnerons pour épouses (zawwajnahum) des houris aux grands yeux (huwrin ‘înin) ». Mais certains auteurs contestent la formulation arabe qu’il faudrait ainsi réécrire : « Nous les installerons confortablement (rawwahnâhum) avec des fruits blancs cristallins (hurin ‘înin) ». Finies donc les 72 vierges à déflorer. Le Paradis est d’abord un lieu de repos lumineux. L’islam de France est donc un domaine fracturé… L’unité de la communauté n’est même plus théorique. Les uns veulent une révolution de la pensée, certains veulent peser en tant que musulmans dans l’évolution de la République, d’autres entendent se séparer de tout ce qui rappelle l’impiété et, au milieu du brouhaha, quelques terroristes se dissimulent pour promouvoir le chaos qui préparera le Grand Soir islamiste…

[1] « Emmanuel Macron fustige la trahison des autorités d’un Liban plus que jamais en crise », Le Monde, 27 septembre 2020.

[2] Tancrède Josseran, « Ankara enterre le néo-ottomanisme », Conflits, 11, oct.-déc. 2016, p. 8.

[3] Allusion aux expressions utilisées dans la presse française, ex. : Isabelle Lasserre, « Erdogan, un sultan agressif qui défie l’Union européenne », Le Figaro, 27 juillet 2020.

[4] Nous renvoyons par exemple à la déclaration de la chancelière le 28 août 2020, ou encore Jean-Loup Bonnamy, « Le couple franco-allemand n’existe plus », Le Figaro, 19 août 2020.

[5] https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/02/11/au-mali-l-armee-francaise-en-accusation-un-mois-apres-la-frappe-contestee-de-barkhane-sur-le-village-de-bounti_6069527_3212.html

Crédits photos: Olivier Hanne